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Jonathan Bablon - Le poil à gratter... N° 124 -- Janvier 2023

Le système de l’humanité ne sera connu qu’à la fin de l’humanité. Pierre Joseph Proudhon Il est hélas devenu évident aujourd’hui que notre technologie a dépassé notre humanité.
Albert Einstein

Mon premier contact avec l’œuvre de Jonathan Bablon a été la découverte de sa pièce Schéma à compléter, 2021, trônant en bonne place dans son vaste atelier de Saint-Pierre-des-Corps, près de Tours. Sur un piètement de branchages peints en rouge vif, se développe un paysage très vallonné, tout jaune, dont la coupe géologique, blanche, marque de façon abrupte les limites extérieures. Le piètement déborde vers le haut et prend l’aspect d’une végétation inconnue, des arbres décharnés, peut-être, mais dont on découvre, non sans surprise, qu’il s’agit de tronçons de gaines techniques qui laissent voir leur structure interne. Ce mélange de béton cellulaire, de bois, de résine époxy et de matériaux divers suscite un certain nombre de questions que l’on retrouvera dans un grand nombre d’œuvres de l’artiste.

Cette pièce se présente comme une sorte de maquette pédagogique, usant des habituelles conventions graphiques pour donner une explication scientifique à une réalité dont on ne sait trop si elle est géologique, végétale ou anatomique. De fait, elle pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Tout d’abord, où, quand, comment et pourquoi les branchages naturels deviennent-ils tubulures en matière plastique ? Leurs canaux coaxiaux sont-ils en relation avec le cœur des branchages du piètement et servent-ils à acheminer un quelconque fluide vital, de la sève, du sang, de l’eau ? À quelle échelle nous situons-nous ? S’agit-il d’une coupe tissulaire, démesurément agrandie, le rouge figurant des vaisseaux sanguins, des bronches ? Ou bien d’une réduction d’une coupe de terrain avec ses différentes strates sédimentaires, dûment colorisées comme dans certains atlas géologiques ? Toutes ces choses et bien d’autres encore, laissées à l’imagination du regardeur…

Dans toutes ses œuvres, Jonathan Bablon veut mettre en évidence l’hybridité de nos vies, assemblages de vivant et d’inerte, de minéral, de végétal et d’animal, de naturel et de technologique… Il en résulte des objets fantaisistes, des mutants dont les couleurs chatoyantes nous font parfois oublier la monstruosité intrinsèque. Ce ne sont cependant pas de ces monstres produits par le sommeil de la raison, pour prendre le titre d’un des Caprices de Goya. Ils résultent d’une rationalité méthodique dont les principes sous-jacents peuvent éventuellement nous échapper mais sont pourtant indéniablement présents. On en vient inévitablement à chercher quel pourrait être l’usage de ces choses si séduisantes dont l’inefficacité et l’inutilité sont pourtant patentes. Cette forme d’indéterminisme sollicite le spectateur, invité à prendre position dans un débat sur la place du vivant dans un monde investi par la technique, sur son futur et sur la place qui lui sera réservée.

Dans sa série de dessins TGRAV – pour Tranches de Géométrie Radioactive d’Anatomie Végétale –, 2019-2022, Jonathan Bablon nous donne une clé de lecture de sa démarche. Prenant le contrepied du propos de Proudhon en exergue au présent texte, il demeure convaincu qu’il est possible, à tout moment, de poser un regard contemporain sur le système de l’humanité et de l’analyser. Tout comme Einstein, il prend acte du fait que la technologie dépasse, dans beaucoup de registres, notre humanité. Il ne partage cependant pas le hélas du grand physicien mais voit, dans cette inéluctable évolution, une opportunité de fertilisations croisées entre des univers que l’on a tendance à considérer comme irrémédiablement irréconciliables… Sans abandonner, pour autant, un point de vue critique, parfois teinté d’ironie…

Ces dessins présentent des coupes d’objets dont on ne connaît ni la nature ni l’échelle. Le spectateur est bien conscient qu’il y est question de quelque chose de vivant, mais s’agit-il d’une forêt ayant subi une mutation longtemps après un cataclysme nucléaire, d’actiniaires au fond d’un océan préservé de la pollution ou d’un tissu épithélial pluristratifié ? Géologie, tératologie, botanique, zoologie et histologie sont donc convoquées sans que l’on puisse donner la primeur à l’une ou à l’autre de ces sciences. Le résultat est cependant séduisant tant par ses agencements colorés que par la part d’inconnu, d’indétermination qui y règne.

Dans la série Corps complexes, 2020, l’artiste poursuit dans cette voie, mettant en scène des cœurs de centrale nucléaire, ici dans une cage thoracique, là émergeant, tel un gigantesque poil, d’un tissu cutané. Les lectures sont multiples. J’y vois, pour ma part, un gage de réciprocité : la Nature, détruite par l’Homme pour produire de l’électricité, rétorque en se livrant à des travaux assistés de rafistolage, de reconstruction ou de réparation, en l’occurrence de coraux. Une façon héroïque, bien que désespérée, de lutter contre l’incontournable augmentation de l’entropie de notre monde.








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